"Durant son séjour à Paris, van Gogh réalise en moins de deux ans, vingt-deux
autoportraits, deux fois autant qu'il en devait peindre dans les deux années qui
lui restaient à vivre. Comparée au nombre des autoportraits de Rembrandt ;
un peu plus de soixante en quarante ans, l'abondance des portraits de van Gogh
est étonnante, plus étonnante encore en regard de la gaieté et de l'expansivité
de beaucoup de ses peintures parisiennes.
Maladies, querelles, et le conflit - important dans son oeuvre du début de la fin
- entre les exigences de l'art nouveau et les valeurs personnelles
profondément enracinées le rejettent sur lui-même.
Dans quelques uns de ses portraits on voit un visage profondément ardent,
troublé, qui cherche et qui lutte pour découvrir sa voie.
Ce dernier autoportrait de sa période de Paris est le chef-d'oeuvre de la série,
il résume ce qu'il a appris durant ces deux années.
Largement recouvert par l'ombre, il est pourtant tout entier pénétré de
lumière, avec, dans cette ombre, sa plus grande masse de couleur riche : le
bleu ; les mêmes rouges et verts apparaissent dans l'ombre et en pleine
lumière. Le ton verdâtre fait ressortir l'intensité de la barbe et recouvre les traits
contractés et méditatifs, valeur la plus sombre de l'oeuvre. Le contraste du clair
et de l'obscur, comme celui du rouge et du vert, suggère un contraste dans la
personnalité, qui se manifeste dans la différence entre les deux côtés du visage
: l'un plus ténébreux, plus déprimé, est prisonnier de l'angle de la haute toile,
l'autre, plus clair, plus actif, plus ouvert, domine son espace et surmonte les
deux godets, sombres comme les yeux, la palette et la main, avec leur jeu plus
dégagé de rouges et de verts. Les accords majeurs de jaune et de bleu, de vert
et de rouge s'entrelacent et circulent à travers l'espace tout entier avec une
périodicité inattendue - utilisation imaginative de la couleur par delà la
technique et les règles. Le dosage de menues taches contrastées - leçon des
néo-impressionnistes, appliquée librement, sans esprit doctrinaire - donne à la
surface une grande variété et accentue ls formes ; le fond est traité, sans perte
de luminosité, d'une manière plus traditionnelle.
Sous cet ensemble massif, fermement construit, coule un sentiment d'instabilité
; les puissantes diagonales de la palette et des pinceaux, qui rejoignent celles
du chevalet et du montant du châssis, constituent un réseau irrégulier qui
comprend les diagonales brisées de la blouse. Toutes ces lignes contribuent à
l'expression de la tête, qui posséde des formes aussi angulaires, étroitement
emboîtées, et ne paraît arrondie que relativement aux angles plus aigus du
dessous".
Autoportrait 1887
-Carton. 42x33cm
Autoportrait. Carton
1887 19 x 14cm
Lettre à Théo (septembre 1189)
... On dit - et je le crois fort volontiers- qu'il est difficile de se connaître
soi-même - mais il n'est pas aisé non plus de se peindre soi-même.
Ainsi je travaille à deux portraits dans ce moment - faute d'autre
modèle - parce qu'il est plus que le temps que je fasse un peu de
figure. L'un je l'ai commencé le premier jour que je me suis levé, j'étais
maigre, pâle comme un diable. C'est bleu violet fonçé et la tête
blanchâtre avec des cheveux jaunes, donc un effet de couleur.
Mais depuis j'en ai commencé un de trois-quarts sur fond clair. Puis je
retouche des études de cet été - enfin je travaille du matin jusqu'au soir.
Est-ce que tu vas bien - bigre je voudrais bien pour toi que tu fusses
deux ans plus loin et que ces premiers temps de mariage, quelque beau
que ce soit par moments, fussent derrière le dos. Je crois si fermement
qu'un mariage devient surtout bon à la longue et qu'alors on se refait le
tempérament...
Septembre 1889. Saint-Rémy. Toile 57 x43 cm
"Le bleu partout répandu de ce portrait, plus chaud, plus violet dans le fond,
plus froid dans les vêtements, engendre une atmosphère que les mots sont
impuissants à rendre, mais dont le sens d'intériorité ne saurait échapper. Non
seulement le bleu est commun au costume et à l'entourage "abstrait" mais le
jeu vivant du pinceau qui construit le fond cerne comme une auréole, de ses
traces entrecroisées, les bords changeants de la tête ; il se conforme en même
temps, dans son flot véhément, aux rythmes passionnés des touches qui
modèlent le costume et la chevelure. D'une cavité sombre au centre de ce bleu
émerge la tête avec une ardente intensité -le croissant et la chevelure et de la
barbe est comme la lune dans la "Nuit étoilée". Le visage est en grande partie
dans l'ombre, une ombre trasparente magnifiquement peinte, riche en verts et
en bleus, voile sombre à travers lequel pointent les yeux cernés de rouge,
scrutateurs et tristes. En peigant la chevelure, la moustache et la barbe, van
Gogh oublie l'ombre, donnant à ces morceaux leur pleine force de couleurs
lumineuses exceptionnelles, avec des verts, des garance et des rouges
entremêlés. Un courant d'ombre claire, enjambé par le noeud de la blouse,
monte du coin émoussé, relevé vers le haut, de la palette, qui fait écho au
visage. Ici les couleurs sont couchées en ligne horizontale, adaptées de façon
surprenante au bord de la toile, défiant la perspective de la palette elle-même.
Les pinceaux en jaillissent, ainsi que les lignes de la blouse, en une sorte
d'éventail qui va de la tache violette au-dessous au coin d'arrière-plan en dessus
- formes triangulaires répétées et inversées dans les surfaces proches, et qui
culminent dans la région pathétique de l'oeil droit. La tête tournée vers la
droite, en même temps que la palette, donne à ce côté une qualité plus
abrupte, plus resserrée, plus tendue ; l'autre moitié est arrondie et continue
dans ses formes. En même temps, van Gogh, avec une certaine sensibilité
classique dans sa nouvelle manière curviligne, a continué le bord creux du
visage dans la ligne de l'épaule droite, produisant dans ce large tracé en
croissant une symétrie cachée des deux côtés de la tête et des épaules dans un
pose de trois-quarts. Ce portrait, dans sa perfection de joyau et sa profondeur
de sentiment, nous permet de mesurer le grand progrès de van Gogh depuis le
dernier de ses autoportraits parisiens ; il correspond à une plus intime
connaissance de soi aussi bien qu'à un énorme développement de sa puissance
d'expression."
(Magnifique analyse !! )