Paysage Tahitien 1893 : Institute of Arts. Minneapolis
"J'étais, donc, moi, l'homme civilisé inférieur, pour l'instant aux sauvages vivant heureux autour de moi, dans un lieu où l'argent, qui ne vient pas de la nature, ne peut servir à l'acquisition des biens essentiels que la nature produit : et comme l'estomac vide je songeais tristement à ma situation, j'aperçus un indigène qui gesticulait vers moi en criant.
Les gestes très expressifs, traduisaient la parole et je compris - mon voisin m'invitait à dîner. Mais j'eus honte. D'un signe de tête je refusai. Quelques minutes après, une petite fille déposait sur le seuil de ma porte, sans rien dire, quelques aliments proprement entourés de feuilles fraîches cueillies, puis se retirait.
J'avais faim: silencieusement aussi j'acceptai. Un peu plus tard, l'homme passa devant ma case, et me souriant, sans s'arrêter, me dit sur le ton interrogatif ce seul mot : Païeu ? - je devinais : "Es-tu satisfait ?"
Ce fut, entre ces sauvages et moi, le commencement de l'apprivoisement réciproque
... Déjà pourtant je commençais à comprendre leur grâce réelle...Cette petite tête brune aux yeux tranquilles, par terre sous des touffes de larges feuilles de giromons ; ce petit enfant qui m'étudiait à mon insu et s'enfuit quand mon regard rencontra le sien. Comme eux pour moi, j'étais le "sauvage". Et c'est moi qui avait tort, peut-être.
Fatata te Miti : 1892. (Près de la mer)
National Gallery. Washington
Je commençais à travailler : notes et croquis de toutes sortes.
Mais le paysage, avec ses couleurs franches, ardentes, m'éblouissait, m'aveuglait. Jadis toujours incertain, je cherchais de midi à quatorze heures...
Cela était si simple pourtant de peindre comme je voyais, de mettre sur ma toile, sans tant de calculs, un rouge, un bleu! Dans les ruisseaux, des formes dorées m'enchantaient ; pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile tout cet or et toute cette joie du soleil ? Vieilles routines d'Europe, timidités d'expression de races dégénérées !...
Pour bien m'initier au caractère si particulier d'un visage tahitien, à tout ce charme d'un sourire maorie, je désirais depuis longtemps faire le portrait d'une de mes voisines, une femme de pure extraction tahitienne.
Je profitai, pour le lui demander, d'un jour où elle s'était enhardie jusqu'à venir voir dans ma case des photographies de tableaux.
Elle regardait avec un intérêt tout spécial l'OLYMPIA.
- Qu'en penses-tu ? lui dis-je (j'avais appris quelques mots de tahitien depuis des mois que je ne parlais plus le français).
- Elle est bien belle
Hina Tefatou (la Lune et la Terre) 1893
Museum of Modern Art New-York
Je souris à cette réflexion et j'en fus ému. Elle avait le sens du beau ! Mais que diraient d'elle les professeurs de l'Ecole des Beaux-Arts? Elle ajouta tout à coup rompant le silence qui préside à la déduction des pensées :
-C'est ta femme ?
-Oui.
Je fis ce mensonge ! Moi le "Tane" de l'Olympia !
Pendant qu'elle examinait très curieusement quelques tableaux religieux des "Primitifs" italiens, j'essayai d'esquisser son portrait, m'efforçant surtout de fixer ce sourire énigmatique. Elle fit une moue désagréable, prononça d'un ton presque courroucé :"Aita" (non) et se sauva.
Une heure après, elle était là de nouveau, parée d'une belle robe, une fleur à l'oreille.
Que s'était-il passé dans son esprit ?
Pourquoi me revenait-elle ? Etait-ce un mouvement de coquetterie, le plaisir de céder après avoir résisté , ou l'attrait du fruit défendu ? Ou simplement le caprice sans autre mobile que lui-même, le simple et pur caprice dont les Maories sont si coutumières ? J'eus conscience que mon examen de peintre comportait avec une profonde étude de la vie intérieure du modèle, comme une prise de possession physique, comme une sollicitation tacite et pressante comme une conquête absolue et définitive.
Elle était peu jolie, en somme, comme les règles européennes de l'esthétique.
Mais elle était belle.
Tous ses traits offraient une harmonie raphaélique dans la rencontre des courbes, et sa bouche avait été modelée par un sculpteur qui parle toutes les langues de la pensée et du baiser, de la joie et de la souffrance.
Et je lisais en elle la peur de l'inconnu, la mélancolie de l'amertume mêlée au plaisir, et de don de la passivité qui cède apparemment et somme toute, reste dominatrice.
Manao Tupapau (l'Esprit des morts veille) 1892
Museum of Modern Art New-York
Je travaillai en hâte - me doutant bien que cette volonté nétait pas fixe - en hâte et avec passion.
J'ai mis dans ce portrait ce que mon coeur a permis à mes yeux de voir, et surtout peut-être ce que les yeux, seuls, n'eussent pas vu, cette flamme intense d'une force contenue... Son front, très noble, rappelait par des lignes surélevées cette phrase d'Edgar Poë : "Il n'y a pas de beauté parfaite sans une certaine singularité dans les proportions" Et la fleur qu'elle avait à l'oreille écoutait son parfum.
Maintenant je travaillais plus librement mieux.
Par ailleurs, Gauguin parle encore de ce tableau d'une façon très détaillée. (Ce serait merveilleux si l'on trouvait toujours, et c'est toujours la question que je me pose, lorsque le tableau, certes avec un titre, s'offre à vous ; quel était son contexte, que désirait le peintre, quelles relations avec son modèle, personnage ou paysage ?)
"Une jeune fille canaque est couchée sur le ventre, montrant une partie de son visage effrayé. Elle repose sur un lit garni d'un paréo bleu et d'un drap jaune de chrome clair... séduit par une forme, un mouvement, je les peins sans aucune autre préoccupation que de faire un morceau de nu.
Tel quel, c'est une étude de nu un peu indécente, et cependant j'en veux faire un tableau chaste et donnant l'esprit canaque, son caractère, sa tradition.
Le paréo étant lié intimement à l'existence d'un Canaque, je m'en sers comme de dessus de lit.
Le drap, d'une étoffe écorce d'arbre, doit être jaune, parce que de cette couleur il suscite pour le spectateur quelque chose d'inattendu ; parce qu'il suggère l'éclairage d'une lampe...
Il me faut un fond terrible. Le violet est tout indiqué.
Voilà la partie musicale tout échafaudée...
Je ne vois que la peur. Quel genre de peur ? Certainement pas la peur d'une Suzanne surprise par les vieillards. Cela n'existe pas en Océanie. Le Tupapau (Esprits des morts) est tout indiqué. Pour les canaques, c'est la peur constante... Une fois mon Tupapau trouvé, je m'y attache complètement et j'en fais le motif de mon tableau. Le nu passe au deuxième plan.
Que peut bien être pour une canaque un revenant ? Elle ne connaît pas le théâtre, la lecture des romans et, lorsqu'elle pense à la mort, elle pense nécessairement à quelqu'un de déjà vu.
Mon revenant ne peut qu'être une petite bonne femme quelconque...
Le titre" Mano Tupapau" a deux sens : ou elle pense au revenant, ou le revenant pense à elle.
Récapitulons. partie musicale ; lignes horizontales ondulantes ; accords d'orangé et de bleu, reliés par des jaunes et des violets, leurs dérivés, éclairés par des étincelles verdâtres.
Partie littéraire : l'Esprit d'une vivante liè à l'Esprit des morts. la Nuit et le Jour.
remarque personnelle, je ne vois pas le bleu du paréo et les étincelles ne sont pas verdâtres.... autre version du tableau ?