mardi 10 juillet 2018

Gauguin : le Voyage à Tahiti : suite

                       
                                  Nave Nave Mahana (Jours délicieux) 1896
                                         
                                                            Musée des Beaux-Arts. Lyon

        "Je savais bien que son amour très intéressé, n'eut guère pesé plus lourd dans le clan des esprits européens, que la complaisance vénale d'une fille.
Mais j'y distinguais autrechose. Ces yeux-là et cette bouche ne pouvaient mentir.
Chez toutes ces Tahitiennes l'amour est tellement dans le sang, tellement essentiel, qu'intéressé ou désinteressé, c'est toujours de l'amour.
La route fut en somme assez vite parcourue, quelques causeries insignifiantes et un paysage riche et monotone.
Toujours, sur la droite, la mer, les récifs de corail et des nappes d'eau qui parfois s'élevaient en fumée quand se faisait trop brusque la rencontre de la lame et du roc.
A midi, nous achevions notre quarante-cinquième kilomètre et nous atteignions le district de Mataïeu.
je visitais le district et je finis par trouver une assez belle case que son propriétaire me céda en location.
Il s'en construirait une autre à côté pour l'habiter.
Le lendemain soir, comme nous revenions à Papeete, Titi me demanda si je consentais à la prendre avec moi.
- Plus tard dans quelques jours, quand je serai installé.-
J'avais conscience  que cette demi-blanche qui avait à peu près oublié sa race, ses différences, au contact de tous ces européens, ne pourrait rien m'apprendre de ce que je voulais savoir, rien me donner du bonheur particulier que je désirais. Et puis me disais-je, à l'intérieur, à la campagne, je trouverai ce que je cherche et je n'aurai que la peine de choisir. Mais la campagne n'est pas la ville.
 ... Je ne suis plus à Papeete mais au district de Mataïeu.
D'un côté la mer et de l'autre, la montagne, la montagne béante, crevasse formidable que bouchait, adossé au roc, un groupe énorme de manguiers.
Entre la montagne et la mer s'élevait ma case en bois de bourao. Et près de ma case, il y en avait une autre petite - Fare amu (maison pour manger) .


                                                               Te Rerioa  ((le Rêve 1897)

C'est le matin. sur la mer, contre le bord, je vois une pirogue, et dans la pirogue une femme ; sur le bord un homme presque nu ; à côté de l'homme un cocotier malade semble un immense perroquet dont la queue dorée retombe et qui tient dans ses serres une grosse grappe de cocos.
L'homme lève de ses deux mains dans un geste harmonieux et souple, une hache pesante qui laisse en haut son empreinte bleue sur le ciel argenté, en bas son incision sur l'arbre mort où vont revivre en un instant de flammes les chaleurs séculaires jour à jour thésaurisées.

Sur le sol pourpre, de longues feuilles serpentines d'un jaune métallique me semblaient les caractères écrits de quelque lointaine langue orientale, et j'y croyais lire ce mot originaire d'Océanie ;  Atua, Dieu , le Ta'ata ou Takata qui, de l'Inde, rayonne partout, se retrouve dans toutes les religions...

   Aux yeux de Tathagata les plus splendides magnificences des rois et de leurs ministres ne sont que du crachat et de la poussière;
   A ses yeux la pureté et l'impureté sont comme la danse des six nagas.
   A ses yeux la recherche de la voie du Buddha est semblable à des fleurs...

 Dans la pirogue la femme rangeait quelques filets.
La ligne bleue de la mer était fréquemment rompue par ,le vert de la crète, des lames retombant sur les brisants du corail .
 J'allai ce soir-là, fumer une cigarette sur le sable au bord de la mer.
Le soleil, rapidement descendu sur l'horizon, était à demi caché déjà par l'île Moréa que j'avais à ma droite.
Les oppositions de lumière accentuaient nettement et puissamment, noires sur le ciel incendié, les montagnes, dont les arêtes dessinaient d'anciens châteaux crénelés. 
Est-ce en vain que cette idée féodale me poursuit devant ces aspects naturels ? Là-bas, ce sommet a la forme d'un cimier gigantesque. Les flots, autour de lui, qui font le bruit d'une foule immense, ne l'atteindront jamais.
Seul debout parmi toutes les grandeurs écroulées le CIMIER protecteur reste, voisin des Cieux. De là un regard caché plonge dans les eaux profondes où fut englouttie la foule des vivants coupables d'avoir touché à l'arbre de la Science coupables du péché de la tête - et le CIMIER, une Tête aussi, avec je ne sais quelle analogie avec le SPHINX, semble par la fissure vaste où serait la bouche, adresser majestueusement, l'ironie ou la compassion d'un sourire aux flots où dort le passé...
La nuit tomba vite - Moréa dormait. Le Silence. J'apprenais à connaître le silence d'une nuit tahitienne...
.... Cependant, je me sentais là bien seul.
De part et d'autre, les habitants du district et moi, nous nous observions, et la distance entre nous restait entière.
Dès le surlendemain j'avais épuisé mes provisions. Que faire ? Je m'étais imaginé qu'avec de l' argent je trouverai tout le nécessaire de la Vie. Erreur ! c'est à la nature qu'il faut s'adresser pour vivre et elle est riche et elle est généreuse : elle ne refuse rien à qui va lui demander sa part des trésors qu'elle garde dans ses réserves, sur les arbres dans la montagne, dans la mer. Mais il faut savoir monter aux arbres élevés, aller dans la montagne et en revenir chargé de fardeaux pesants, prendre le poisson, plonger, arracher dans le fond de la mer le coquillage solidement attaché au caillou.

                                          Le Pauvre Pêcheur 1896

                                                         Musée de Arte. Sao Paulo, Brésil 

                                                               à suivre

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